NOTION DE COLLAGE ET DE JUXTAPOSITION

A> SIMULTANÉITÉ DU FUTURISME ET COLLAGES DADAÏSTES

Historiquement, l'utilisation du terme montage en critique artistique et littéraire remonte à la caractérisation de certaines oeuvres des mouvements d'Avant-Garde du début du XXe siècle: dadaïsme, futurisme, cubisme et surréalisme. Il désigne alors l'insertion d'éléments fortuits, incongrus qui provoquent la surprise, un effet de défamiliarisation ou de distanciation. Ainsi, on parle de montage à propos de l'assemblage des objets trouvés surréalistes ou des compositions cubistes de Braque ou de Picasso qui incluent des bouts de bois, des morceaux de journaux ou des papiers collés. Pour ces "tableaux-montages", on utilisera souvent aussi le terme collage. Le même procédé se retrouve dans des oeuvres très diverses: slogans ou bouts de discours insérés dans un poème (Breton, Aragon, Apollinaire), bruits enregistrés ou copiés du milieu sonore en musique (musique concrète), bulletins d'actualité, textes d'affiches placés dans un roman (Manhattan Transfer de Dos Passos ou Berlin Alexanderplatz de Döblin). On introduit ainsi dans l'oeuvre d'art des fragments de matière brute ou de discours non-littéraire qui par leur présence mettent en question les frontières entre l'art et le "non-art" ainsi que les critères esthétiques traditionnels d'harmonie et de beauté.

André Breton déclare: «Il est même permis d'appeler poème ce qu'on obtient par l'assemblage aussi gratuit que possible de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux.»

 

FUTURISME

Les peintres cubistes sont les premiers à introduire, en 1912, des matériaux étrangers à la peinture dans leurs oeuvres: papier journal, papier de couleur, papiers peints découpés. Utilisés seuls ou intégrés à un dessin, pour leur qualité brute, ces fragments de la réalité permettent aussi des innovations dans le traitement de l'espace. Avec la Nature morte à la chaise cannée (1912) 1, Picasso s'écarte des instruments traditionnels du peintre et insère dans son tableau un morceau de toile cirée imitant le cannage d'une chaise. Avec Compotier et Verre (1912), Braque met en rapport les veinures d'un papier faux bois avec une structure dessinée au fusain. Juan Gris, avec le Lavabo (1912), introduit un fragment de miroir pour renforcer l'impression de réalisme. Quant au sculpteur Henri Laurens, parallèlement à ses recherches en trois dimensions, il parvient à suggérer un Clown (1915) et ses accessoires par le seul jeu de plans et l'association étroite de formes triangulaires et circulaires.

Les futuristes reprennent eux aussi ce procédé d'insertion pour exprimer leur vision du monde moderne. Pour ces "primitifs d'un art nouveau", le collage convient particulièrement à la notation d'impressions simultanées. La vue est violemment sollicitée, ainsi que le toucher, parfois même l'ouïe, comme dans Manifestation interventionniste (1914), de Carlo Carrà, où les notations semblent sortir d'un porte-voix. Si la Nature morte au journal Lacerba (1913), de Gino Severini, emprunte à la grammaire cubiste par l'évocation de l'organe futuriste, elle participe bien à ce mouvement d'avant-garde.

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Un futuriste se doit de décrire ce monde de ViiiiiTESSSSSE, de MOUUVVVEMENT, de lumières AAARRRDANTES, d'automobiles VVVRRROOMBISSSANTES... Bref, il est impératif que ça BBOUUGE, que ça CCRRiiiiie, que ça HHUUUURLE avec violence, les réalités de notre monde en pleine évolution: "Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur la mitraille, est plus belle que la VICTOIRE DE SAMOTHRACE". "Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la "sensation dynamique" elle-même. En effet, tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement"(extrait du manifeste futuriste).

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Derrière le souci de vérité, les futuristes veulent libérer les forces... Tous les débris empêchent une lecture simple et instantanée de l’oeuvre. Il faut appréhender une réalité non unidimensionnelle. Le poète veut donc montrer qu’il peut aussi divulguer un peu de vérité. La philosophie dit à cette époque que même ainsi l’art n’arrive pas à bout de ce qu’il dit.

Le simultanéisme c’est des fragments non distinctement ordonnés.

Les oeuvres collagistes sont des foyers où s’agitent des traces de vérités. Celles-ci sont sans cesse perturbées. Il n’y a pas d’ordre, pas de sens de lecture... On ne veut pas que l’oeuvre soit là, elles créent une simultanéité d’ambiances. Elles ne sont pas lisibles, il faut les interpréter. Elles renforcent l’expression de multiples impressions nouvelles. On est face à une atomisation de l’oeuvre, par sa composition, on doit trouver les figures et non plus les retrouver comme avant. Il y a une complicité entre l’artiste et le regardant. Depero visait un " complexe plastico-moto-bruitiste ", ce n’est pas dans l’oeuvre que l’on trouve cet ensemble. Elle se content de présenter les éléments mais ne dit pas à quoi il faut arriver.

 

 

DADAÏSME

Avec Dada, le collage se fait outil au service d'une idéologie et permet aux artistes d'entreprendre une véritable désacralisation de leur activité. Le nom de Raoul Hausmann, un des fondateurs du groupe dada berlinois, reste associé à l'invention du photomontage: dans le Critique d'art (1919-1920) et ABCD : portrait de l'artiste (1923), il juxtapose des fragments de photographies à des poèmes abstraits.

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Aux images désarticulées de Hausmann, John Heartfield oppose des montages photographiques d'une interprétation plus directe. Plusieurs de ses photomontages, tirés sous forme d'affiches et caractéristiques de son engagement, ont atteint une valeur de symbole : la colombe transpercée d'une baïonnette devant le palais de la Société des Nations ou l'arbre de Noël dont les branches s'enroulent à la manière de croix gammées. Vers 1918, Kurt Schwitters découvre le collage, qui devient rapidement son langage de prédilection. La syllabe «Merz», découpée par hasard dans une publicité, allait désigner les Merzbilder, poèmes à voir de quat' sous. Il commence à s'emparer des ruines de la guerre et se sert de détritus pour pallier la pénurie de matériaux. Puis c'est la société industrielle qui lui fournit son vocabulaire plastique ; déchets et rebuts témoignent de la fuite du temps : en les détournant de leur destin quotidien, il leur octroie un statut artistique et dresse un tableau sans indulgence de la civilisation moderne. Contrairement à Schwitters, Max Ernst réutilise la production du passé: gravures et publications scientifiques du siècle dernier sont le terreau de son inspiration. Dès 1921, il invente un procédé très particulier de collage, où le travail de montage est systématiquement dissimulé.

Le mouvement Dada est un art de destruction (surtout en France, ce qui est normal car on préfère et on aide le surréalisme). Il est né en 1916 dans le Cabaret Voltaire animé par Hugo Ball. Pour Marcel Janco, le mouvement dada est un signal d’avance de l’esprit contre le déclin des valeurs, un appel pour construire une base créatrice. Mais le dada n’est pas qu’une entreprise de destruction. Crise, inflation, chômage, défaite allemande, les artistes allemands font face à une réalité fracturée. L’art semble se résumer à l’illustration des évènements de guerre. Il s’opère un rapprochement entre vie et réalité. Le dada c’est la contestation d’une idée fossilisée de l’art, de la vie. La philosophie de Nietzsche a beaucoup influencé le développement du dadaïsme par l'idée de désertion, le manque de réponse au pourquoi (aprés la guerre de 1914-1918).

Dada, c'est aussi un refus de l'oeuvre au niveau purement individuel au profit du collectif (d’où l’absence de signature). Dada, c’est un peu le développement à l’envers du cerveau humain. La rapidité de fabrication d’auto-montage est le reflet de l’urgence dans laquelle le travail doit être accompli. L’intentionnalité dada n’est pas de naviguer dans le pathos, mais de dire non : la destruction est plus efficace que la reformulation. On crée un choc chez le regardeur. On veut frapper l’imaginaire d’une société mais aussi d’une réalité. C’est l’idée d’instantané de vie réelle : image et musique sont liées pour faire partie l’une de l’autre. On met en évidence les remous du réel. L’oeuvre collagiste a forcément des significations multiples.

 

 

B > CRÉATION D'UN MONSTRE, D'UN HYBRIDE

 

 

ESTHÉTIQUE DU COLLAGE

Le futurisme est une quête de la simultanéité, contenir sur une toile tout un registre d'informations qui doit prendre une forme plastique. Art total qui passe par la destruction des anciens modèles, recherche perpétuelle de nouvelles formes. En tant qu'Avant-garde, le courant Dada recherche lui-aussi à détruire ce qui l'a précédé.

L'esthétique du collage est liée à une pratique désillusionniste d'une réalité apparente fausse. L'art se libère d'une description idéalisée de la réalité, mais il a la prétention de représenter cette réalité d'une façon plus juste avec éloignement et proximité : il choisit des éléments hétéroclites de la réalité (éloignement) mais il les présente tels quels, c'est le même principe de dialogue que la réalité, car il montre ces fragments bruts dans ce qu'ils sont. Il laisse s'exprimer ses éléments sans vouloir les dominer. Les fragments qu'il utilise ne perdent pas leur identité même s'ils sont décentralisés et agencés sur un support artistique (ils perdent en cela une partie de leur identité mais ils en acquièrent ainsi une nouvelle tout en demeurant identifiables). On assiste alors à un jeu sur les différents nivaux d'identification, le fragment se trouve agencé à d'autres parties de la réalité qu'il n'aurait jamais rencontré sans cette manipulation.

"Les fragments sont issus d'un procédé de cassure et de destruction en lui-même contingent, mais sous réserve que ces produits offrent, entre eux, une certaine homologie. Ils n'ont plus besoin d'être propres par rapport aux objets manufacturés qui parlaient un discours dont ils sont devenus les indéfinissables débris."6

Grâce à ce mécanisme (le même et l'autre, l'identique et le différent) l'esthétique collagiste peut se débarrasser de tous les principes reproductifs (mimésis)... Il devient celui qui fait le tableau : l'artiste fait des propositions que le regardeur par son interprétation transforme en une oeuvre achevée. L'oeuvre devient "une pluralité interprétative". Le regardeur va intervenir au sein des confrontations et des contradictions du collage et il va choisir. Le sujet n'est pas soumis à l'objet, le sens n'est plus imprimé, l'oeuvre est libérée.

"Le propre du collage rend compte de l'actualité pérenne du monde morcelé, hétérogène [...] l'insertion d'un corps étranger dans un contexte donné [...] d'un motif appartenant à un autre domaine du vécu, ou à un niveau de conscience."7

Mélanger les sources d'informations et les faire coexister. Les assemblages de Robert Rauschenberg font penser à des expériences surréalistes 8, les médiums se mêlent pour créer une oeuvre entre peinture et sculpture, limite franchie vers l'installation.

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Dans le collage, il y a deux notions : celle du jeu et celle du hasard.

D’après Sarah Kofman : " L’homme vénéré qu’est un artiste n’est au fond qu’un enfant qui donne aux autres hommes, la joie de retrouver eux aussi le paradis de l’enfance. "

L'oeuvre se déploie dans la non-soumission aux contraintes instaurées et aux jugements esthétiques. Un oiseau empaillé se mélange à la peinture, c’est aussi une rêverie vagabonde. Elle dévoile dans la réalité un autre niveau de réalité. Elle ne relève pas de la mimésis et ne comporte pas de volonté d’embellissement.

 

REFUS DE MATÉRIALISATION / LE MONSTRE

 

"Le monstre résulte d'une résistance de la matière qui ne s'est pas laissé adopter complètement par la forme"9

La question posée par le monstre est celle de l’humain aggravé en ce sens, celle de son aggravation. L’homme pris sous un certain angle de vue. Or, il y a un risque encouru par un tel processus. C’est celui de l’aveuglement : l’aggravation bouleverse, déforme, rend étrange, étranger, détruit peut-être. Elle remplace l’homme, pris entre deux infinis par une image qui couvre, cache, sur des modes contradictoires, de la terreur ou de l’idolâtrie : j’entends qu’elle terrifie ou devient objet de culte.

"Les éléments participent à la formation d'un nouveau type"10

Étymologiquement Monstrum vient du verbe « monere » qui a trois sens :

faire songer à quelque chose, faire souvenir

avertir, engager, exhorter

donner des inspirations, éclairer, instruire.

Le monstrum est donc premièrement un fait prodigieux (avertissement des dieux) et secondement tout ce qui sort de la nature, donc de la norme du monde. Le monstre montre, la langue le rappelle, le monstre désigne, expose, met sous les yeux, représente ce dont la norme nous garde, ce dont la norme nous éloigne, nous protège. Le monstre nous confronte à cette part invisible, indicible, que la norme tient à distance. Le monstre nous parle de nous-mêmes sur un mode subversif.

Francis Bacon a une obsession : bâtir l’apparence du sujet humain, lui « donner une structure qui le rende plus réel, plus vrai », « restituer le sujet dans le système nerveux [...], le rendre aussi fort qu’on le trouve dans la vie », « dresser un piège au moyen duquel je peux saisir un fait à son point le plus vivant ». L’obsession de Bacon est celle du sujet humain, c'est une oeuvre entièrement axée autour de la captation des forces qui traversent la figure humaine. Capter des forces, c’est-à-dire rendre visibles des forces qui ne le sont pas et par conséquent donner à voir ce que la figuration ou la narration sont incapables de montrer 11.

Le monstre est une expression de l'inconscient qui met en lumière les angoisses de l'homme et sa difficulté à appréhender le réel. Le monstre symbolise en ce sens une fonction psychique, qui agit comme une sorte de "valeur refuge" dans laquelle l'homme s'investit et par laquelle il tente de libérer et d'apprivoiser ses craintes. Mettre en image ses propres craintes permet de s'en détacher...

En manipulant mon image et en la mêlant à un autre thème (celui de la télévision), je créais ce monstre qui semble vivre, respirer, à travers les circuits électriques. Pourtant la forme qui en résulte n'est que l'assemblage de partie dont les échanges ont tous été programmés à l'avance (malgré le défilement aléatoire de l'ordinateur).

 

NOTES

1

PICASSO, Pablo Nature morte à la chaise cannée, collage 1912, 29 x 37cm

2 CARRA, Carlo Manifestation interventionniste, collage, 1914, (38,5 x 30cm)
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Filippo Tommaso Marinetti Irredentismo, encre, pastel et collage sur papier, 1914 (21,8 x 27,8 cm)

4 Raoul Hausmann ABCD : portrait de l'artiste, collage de photos, illustrations et papier journal, 1919-1920, (31,7x25,4 cm) Londres Tate Gallery
5 Raoul Hausmann Le critique d'art, collage et photos, 1919-1920
6 Levi-Strauss, Claude La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p.75
7 Levi-Strauss, Claude ibid, p.72-74
8 Rauschenberg, Robert Canyon, encaustique, collage et canevas, 1959
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Aristote

10

Levi-Strauss, Claude ibid, p.86

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Trouver un dispositif qui libère la Figure contre tout élément figuratif ou narratif, contre tout intimisme (l’atmosphère « coin de feu »), soustraire l’image « à l’intérieur et au foyer », c’est ce que Deleuze montre dans son essai sur le peintre, Logique de la sensation, en analysant le dispositif de captation que Bacon construit pour libérer la Figure. Trois éléments y concourent qui convergent vers la couleur : la structure ou l’armature, la Figure elle-même et le contour. Mettre en place un dispositif, c’est pour reprendre les termes de Bacon, dresser un piège : il s’agit de saisir le mouvement du sujet dans la matière, de « clouer » une réalité prise dans son mouvement. Ainsi, la Figure est la forme sensible rapportée à la sensation, laquelle a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le tempérament) et une face tournée vers l’objet (le « fait », l’évènement). Libérer la Figure, c’est donc s’en tenir au fait en rendant cet aspect double du sensible et de l’évènement de la rencontre : le tableau témoigne de cela. Deleuze en vient à dire que la logique de la sensation est une force qui dissout ces deux faces dans le mouvement.

Deleuze, Gilles Francis Bacon : Logique de la sensation (2 vol.), 1981, édition de La Différence, Paris