 
NOTION DE COLLAGE
ET DE JUXTAPOSITION
A>
SIMULTANÉITÉ
DU FUTURISME ET COLLAGES
DADAÏSTES
 |
|
 |
FUTURISME
|
Les peintres
cubistes sont les premiers à introduire, en 1912, des matériaux
étrangers à la peinture dans leurs oeuvres: papier journal,
papier de couleur, papiers peints découpés. Utilisés seuls ou
intégrés à un dessin, pour leur qualité brute, ces fragments
de la réalité permettent aussi des innovations dans le traitement
de l'espace. Avec la Nature morte à la chaise cannée
(1912) 1, Picasso s'écarte des instruments
traditionnels du peintre et insère dans son tableau un morceau
de toile cirée imitant le cannage d'une chaise. Avec Compotier
et Verre (1912), Braque met en rapport les veinures d'un
papier faux bois avec une structure dessinée au fusain. Juan
Gris, avec le Lavabo (1912), introduit un fragment de
miroir pour renforcer l'impression de réalisme. Quant au sculpteur
Henri Laurens, parallèlement à ses recherches en trois dimensions,
il parvient à suggérer un Clown (1915) et ses accessoires
par le seul jeu de plans et l'association étroite de formes
triangulaires et circulaires.
Les futuristes
reprennent eux aussi ce procédé d'insertion pour exprimer leur
vision du monde moderne. Pour ces "primitifs d'un art nouveau",
le collage convient particulièrement à la notation d'impressions
simultanées. La vue est violemment sollicitée, ainsi que le
toucher, parfois même l'ouïe, comme dans Manifestation interventionniste
(1914), de Carlo Carrà, où les notations semblent sortir d'un
porte-voix. Si la Nature morte au journal Lacerba (1913),
de Gino Severini, emprunte à la grammaire cubiste par l'évocation
de l'organe futuriste, elle participe bien à ce mouvement d'avant-garde.
2
Un futuriste
se doit de décrire ce monde de ViiiiiTESSSSSE, de MOUUVVVEMENT,
de lumières AAARRRDANTES, d'automobiles VVVRRROOMBISSSANTES...
Bref, il est impératif que ça BBOUUGE, que ça CCRRiiiiie, que
ça HHUUUURLE avec violence, les réalités de notre monde en pleine
évolution: "Nous déclarons que la
splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la
beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre
orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive...
une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur la mitraille,
est plus belle que la VICTOIRE DE SAMOTHRACE".
"Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus
un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la
"sensation dynamique" elle-même. En effet, tout bouge, tout
court, tout se transforme rapidement"(extrait
du manifeste futuriste).
3
Derrière
le souci de vérité, les futuristes veulent libérer les forces...
Tous les débris empêchent une lecture simple et instantanée
de l’oeuvre. Il faut appréhender une réalité non unidimensionnelle.
Le poète veut donc montrer qu’il peut aussi divulguer un peu
de vérité. La philosophie dit à cette époque que même ainsi
l’art n’arrive pas à bout de ce qu’il dit.
Le simultanéisme
c’est des fragments non distinctement ordonnés.
Les oeuvres
collagistes sont des foyers où s’agitent des traces de vérités.
Celles-ci sont sans cesse perturbées. Il n’y a pas d’ordre,
pas de sens de lecture... On ne veut pas que l’oeuvre soit là,
elles créent une simultanéité d’ambiances. Elles ne sont pas
lisibles, il faut les interpréter. Elles renforcent l’expression
de multiples impressions nouvelles. On est face à une atomisation
de l’oeuvre, par sa composition, on doit trouver les figures
et non plus les retrouver comme avant. Il y a une complicité
entre l’artiste et le regardant. Depero visait un "
complexe plastico-moto-bruitiste ", ce n’est pas dans
l’oeuvre que l’on trouve cet ensemble. Elle se content de présenter
les éléments mais ne dit pas à quoi il faut arriver.
|
 |
|
 |
DADAÏSME
|
Avec Dada,
le collage se fait outil au service d'une idéologie et permet
aux artistes d'entreprendre une véritable désacralisation de
leur activité. Le nom de Raoul Hausmann, un des fondateurs du
groupe dada berlinois, reste associé à l'invention du photomontage:
dans le Critique d'art (1919-1920) et ABCD :
portrait de l'artiste (1923), il juxtapose des fragments
de photographies à des poèmes abstraits.
4
5
Aux images
désarticulées de Hausmann, John Heartfield oppose des montages
photographiques d'une interprétation plus directe. Plusieurs
de ses photomontages, tirés sous forme d'affiches et caractéristiques
de son engagement, ont atteint une valeur de symbole : la colombe
transpercée d'une baïonnette devant le palais de la Société
des Nations ou l'arbre de Noël dont les branches s'enroulent
à la manière de croix gammées. Vers 1918, Kurt Schwitters découvre
le collage, qui devient rapidement son langage de prédilection.
La syllabe «Merz», découpée par hasard dans une publicité, allait
désigner les Merzbilder, poèmes à voir de quat' sous. Il commence
à s'emparer des ruines de la guerre et se sert de détritus pour
pallier la pénurie de matériaux. Puis c'est la société industrielle
qui lui fournit son vocabulaire plastique ; déchets et rebuts
témoignent de la fuite du temps : en les détournant de leur
destin quotidien, il leur octroie un statut artistique et dresse
un tableau sans indulgence de la civilisation moderne. Contrairement
à Schwitters, Max Ernst réutilise la production du passé: gravures
et publications scientifiques du siècle dernier sont le terreau
de son inspiration. Dès 1921, il invente un procédé très particulier
de collage, où le travail de montage est systématiquement dissimulé.
Le
mouvement Dada est un art de destruction (surtout en France,
ce qui est normal car on préfère et on aide le surréalisme).
Il est né en 1916 dans le Cabaret Voltaire animé par Hugo Ball.
Pour Marcel Janco, le mouvement dada est un signal d’avance
de l’esprit contre le déclin des valeurs, un appel pour construire
une base créatrice. Mais le dada n’est pas qu’une entreprise
de destruction. Crise, inflation, chômage, défaite allemande,
les artistes allemands font face à une réalité fracturée. L’art
semble se résumer à l’illustration des évènements de
guerre. Il s’opère un rapprochement entre vie et réalité. Le
dada c’est la contestation d’une idée fossilisée de l’art, de
la vie. La philosophie de Nietzsche a beaucoup influencé
le développement du dadaïsme par l'idée de
désertion, le manque de réponse au pourquoi (aprés
la guerre de 1914-1918).
Dada, c'est
aussi un refus de l'oeuvre au niveau purement individuel au
profit du collectif (d’où l’absence de signature). Dada, c’est
un peu le développement à l’envers du cerveau humain. La rapidité
de fabrication d’auto-montage est le reflet de l’urgence dans
laquelle le travail doit être accompli. L’intentionnalité
dada n’est pas de naviguer dans le pathos, mais de dire non
: la destruction est plus efficace que la reformulation. On
crée un choc chez le regardeur. On veut frapper l’imaginaire
d’une société mais aussi d’une réalité. C’est l’idée d’instantané
de vie réelle : image et musique sont liées pour faire partie
l’une de l’autre. On met en évidence les remous du réel. L’oeuvre
collagiste a forcément des significations multiples.

|
B > CRÉATION
D'UN MONSTRE, D'UN HYBRIDE
 |
|
 |
ESTHÉTIQUE
DU COLLAGE
|
Le futurisme est une quête
de la simultanéité, contenir sur une toile tout
un registre d'informations qui doit prendre une forme plastique.
Art total qui passe par la destruction des anciens modèles,
recherche perpétuelle de nouvelles formes. En tant qu'Avant-garde,
le courant Dada recherche lui-aussi à détruire
ce qui l'a précédé.
L'esthétique du collage
est liée à une pratique désillusionniste d'une réalité
apparente fausse. L'art se libère d'une description idéalisée
de la réalité, mais il a la prétention de représenter cette
réalité d'une façon plus juste avec éloignement et proximité
: il choisit des éléments hétéroclites de la réalité (éloignement)
mais il les présente tels quels, c'est le même principe de dialogue
que la réalité, car il montre ces fragments bruts dans ce qu'ils
sont. Il laisse s'exprimer ses éléments sans vouloir les dominer.
Les fragments qu'il utilise ne perdent pas leur identité même
s'ils sont décentralisés et agencés sur un support artistique
(ils perdent en cela une partie de leur identité mais ils en
acquièrent ainsi une nouvelle tout en demeurant identifiables).
On assiste alors à un jeu sur les différents nivaux d'identification,
le fragment se trouve agencé à d'autres parties de la réalité
qu'il n'aurait jamais rencontré sans cette manipulation.
"Les
fragments sont issus d'un procédé de cassure et
de destruction en lui-même contingent, mais sous réserve
que ces produits offrent, entre eux, une certaine homologie.
Ils n'ont plus besoin d'être propres par rapport aux objets
manufacturés qui parlaient un discours dont ils sont
devenus les indéfinissables débris."6
Grâce
à ce mécanisme (le même et l'autre, l'identique et le différent)
l'esthétique collagiste peut se débarrasser de tous les principes
reproductifs (mimésis)... Il devient celui qui fait le
tableau : l'artiste fait des propositions que le regardeur par
son interprétation transforme en une oeuvre achevée. L'oeuvre
devient "une pluralité interprétative".
Le regardeur va intervenir au sein des confrontations et des
contradictions du collage et il va choisir. Le sujet n'est pas
soumis à l'objet, le sens n'est plus imprimé, l'oeuvre est libérée.
"Le
propre du collage rend compte de l'actualité pérenne
du monde morcelé, hétérogène [...]
l'insertion d'un corps étranger dans un contexte donné
[...] d'un motif appartenant à un autre domaine du vécu,
ou à un niveau de conscience."7
Mélanger
les sources d'informations et les faire coexister. Les assemblages
de Robert Rauschenberg font penser à des expériences
surréalistes 8, les médiums se mêlent pour
créer une oeuvre entre peinture et sculpture, limite
franchie vers l'installation.
8
Dans le collage,
il y a deux notions : celle du jeu et celle du hasard.
D’après Sarah
Kofman : " L’homme vénéré qu’est un artiste
n’est au fond qu’un enfant qui donne aux autres hommes, la joie
de retrouver eux aussi le paradis de l’enfance. "
L'oeuvre
se déploie dans la non-soumission aux contraintes instaurées
et aux jugements esthétiques. Un oiseau empaillé se mélange
à la peinture, c’est aussi une rêverie vagabonde. Elle
dévoile dans la réalité un autre niveau de réalité. Elle ne
relève pas de la mimésis et ne comporte pas de volonté d’embellissement.
|
 |
|
 |
REFUS
DE MATÉRIALISATION / LE
MONSTRE
|
"Le
monstre résulte d'une résistance de la matière
qui ne s'est pas laissé adopter complètement par
la forme"9
La question posée par
le monstre est celle de l’humain aggravé en ce sens, celle de
son aggravation. L’homme pris sous un certain angle de vue.
Or, il y a un risque encouru par un tel processus. C’est celui
de l’aveuglement : l’aggravation bouleverse, déforme, rend étrange,
étranger, détruit peut-être. Elle remplace l’homme, pris entre
deux infinis par une image qui couvre, cache, sur des modes
contradictoires, de la terreur ou de l’idolâtrie : j’entends
qu’elle terrifie ou devient objet de culte.
"Les
éléments participent à la formation d'un
nouveau type"10
Étymologiquement Monstrum
vient du verbe « monere » qui a trois sens :
faire songer à quelque
chose, faire souvenir
avertir, engager, exhorter
donner des inspirations,
éclairer, instruire.
Le monstrum est
donc premièrement un fait prodigieux (avertissement des dieux)
et secondement tout ce qui sort de la nature, donc de la norme
du monde. Le monstre montre, la langue le rappelle, le monstre
désigne, expose, met sous les yeux, représente ce dont la norme
nous garde, ce dont la norme nous éloigne, nous protège. Le
monstre nous confronte à cette part invisible, indicible, que
la norme tient à distance. Le monstre nous parle de nous-mêmes
sur un mode subversif.

Francis Bacon a une obsession
: bâtir l’apparence du sujet humain, lui «
donner une structure qui le rende plus réel, plus vrai », «
restituer le sujet dans le système nerveux [...], le rendre
aussi fort qu’on le trouve dans la vie », « dresser un piège
au moyen duquel je peux saisir un fait à son point le plus vivant
». L’obsession de Bacon est celle du sujet humain, c'est
une oeuvre entièrement axée autour de la captation des forces
qui traversent la figure humaine. Capter des forces, c’est-à-dire
rendre visibles des forces qui ne le sont pas et par conséquent
donner à voir ce que la figuration ou la narration sont incapables
de montrer 11.
Le monstre est une expression
de l'inconscient qui met en lumière les angoisses de l'homme
et sa difficulté à appréhender le réel. Le monstre symbolise
en ce sens une fonction psychique, qui agit comme une sorte
de "valeur refuge" dans laquelle l'homme s'investit et par laquelle
il tente de libérer et d'apprivoiser ses craintes. Mettre en
image ses propres craintes permet de s'en détacher...
En manipulant mon image
et en la mêlant à un autre thème (celui
de la télévision), je créais ce monstre
qui semble vivre, respirer, à travers les circuits électriques.
Pourtant la forme qui en résulte n'est que l'assemblage
de partie dont les échanges ont tous été
programmés à l'avance (malgré le défilement
aléatoire de l'ordinateur).

|
NOTES
1 |
PICASSO, Pablo Nature
morte à la chaise cannée, collage 1912, 29 x 37cm

|
2
|
CARRA, Carlo Manifestation
interventionniste, collage, 1914, (38,5 x 30cm) |
3 |
Filippo Tommaso Marinetti
Irredentismo, encre, pastel et collage sur papier, 1914
(21,8 x 27,8 cm)
|
4 |
Raoul Hausmann ABCD
: portrait de
l'artiste, collage de photos,
illustrations et papier journal, 1919-1920, (31,7x25,4 cm) Londres
Tate Gallery |
5 |
Raoul Hausmann
Le critique d'art, collage et
photos, 1919-1920 |
6 |
Levi-Strauss,
Claude La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p.75 |
7 |
Levi-Strauss,
Claude ibid, p.72-74 |
8 |
Rauschenberg,
Robert Canyon, encaustique, collage et canevas, 1959 |
9 |
Aristote
|
10 |
Levi-Strauss, Claude ibid,
p.86
|
11 |
Trouver un dispositif qui
libère la Figure contre tout élément figuratif ou narratif, contre
tout intimisme (l’atmosphère « coin de feu »), soustraire l’image
« à l’intérieur et au foyer », c’est
ce que Deleuze montre dans son essai sur le peintre, Logique
de la sensation, en analysant le dispositif de captation que
Bacon construit pour libérer la Figure. Trois éléments y concourent
qui convergent vers la couleur : la structure ou l’armature, la
Figure elle-même et le contour. Mettre en place un dispositif,
c’est pour reprendre les termes de Bacon, dresser un piège : il
s’agit de saisir le mouvement du sujet dans la matière, de « clouer
» une réalité prise dans son mouvement. Ainsi, la Figure est la
forme sensible rapportée à la sensation, laquelle a une face tournée
vers le sujet (le système nerveux, le tempérament) et une face
tournée vers l’objet (le « fait », l’évènement). Libérer
la Figure, c’est donc s’en tenir au fait en rendant cet aspect
double du sensible et de l’évènement de la rencontre :
le tableau témoigne de cela. Deleuze en vient à dire que la logique
de la sensation est une force qui dissout ces deux faces dans
le mouvement.
Deleuze, Gilles Francis
Bacon : Logique de la sensation (2 vol.), 1981, édition de
La Différence, Paris
|
|